De l'eau au moulin chevres-ferme-par-journee-ensoleillee

Published on 10 avril 2024 |

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Animaux de ferme : plaidoyer pour des refuges

En 1961, à Nice, Jacqueline Gilardoni sauve une ânesse échappée d’un abattoir. Avec des amis, dont un juriste et un vétérinaire, elle fonde l’Œuvre d’Assistance aux Bêtes d’Abattoirs (OABA). Une association qui mène une réflexion autant scientifique qu’éthique et qui agit pour améliorer les conditions d’élevage, de transport et d’abattage des animaux. Or, ces dernières années, le nombre d’animaux abandonnés ou mal soignés dans les élevages ne cesse d’augmenter. Un phénomène dû à de multiples causes et à des profils d’éleveurs divers. Or, si des procédures existent, elles sont nettement insuffisantes face à l’afflux de chèvres, chevaux ou bovins recueillis. Une conversation extraite de la revue Sesame 14 avec Frédéric Freund, directeur de l’OABA.

Par Anne Judas, revue Sesame,

Depuis douze ans environ, l’OABA a dû prendre en charge dans ses refuges de plus en plus d’animaux abandonnés ou maltraités, voire mourants, recueillis dans des élevages en déshérence. Cela fait deux ans que l’association alerte sur le nombre de signalements qu’elle reçoit, souvent assortis de demandes d’intervention de la part des services de l’État (préfectures ou procureurs de la République) : il s’agit de sauver des animaux d’élevage laissés à l’abandon ou pour le moins mal soignés, qu’il faut prendre en charge, déplacer, soigner, placer et garder ailleurs, souvent dans l’urgence. 1 200 animaux étaient concernés entre janvier et avril 2022. Un phénomène qui atteint de telles proportions que l’OABA, qui dispose de quelques refuges seulement (Le Troupeau du bonheur), ne peut plus faire face. Aussi appelle-t-elle à la mise en œuvre d’une véritable politique publique sur le sujet, tandis que de plus en plus d’acteurs donnent l’alerte : des services vétérinaires qui pointent une carence, des voisins, un maire, un vétérinaire, un transporteur ou encore un négociant qui constatent l’état de bêtes invendables. Les textes1 spécifient certes que les animaux peuvent être retirés à leur propriétaire pour mauvais traitements et confiés à des tiers mais c’est une procédure complexe, coûteuse et longue, qui peut poser des problèmes sanitaires si une quarantaine est nécessaire, et qui n’est pas intéressante d’un point de vue économique pour des professionnels.

Des éleveurs maltraitants parce qu’en souffrance ?

Au fil de leurs sauvetages, les équipes de l’OABA ont de plus en plus le sentiment de venir au secours d’éleveurs en difficulté, « mauvais » parce que défaillants plutôt que maltraitants. Certains, qui n’ont pas forcément choisi ce métier exigeant, peuvent basculer une fois restés seuls à la tête d’un élevage, souvent à la mort des parents. D’autres sauvetages concernent les simples « détenteurs d’animaux » qui investissent dans des bêtes et un peu d’ensilage pour les revendre avec une plus-value, ce qui représente d’autant plus d’argent que le nombre d’animaux est élevé – avec un risque accru de difficultés sanitaires ou d’approvisionnement, du fait de l’absence de trésorerie. Ce type d’éleveur peut ainsi détenir plusieurs centaines de bêtes. Autres cas : des personnes touchées par un accident de la vie, une dépression, un décès, qui ne peuvent plus faire face à leur charge de travail : on a pu ainsi retrouver jusqu’à soixante vaches sans soins dans une stabulation.

La tendance à l’agrandissement peut d’ailleurs jouer contre les éleveurs : si le métier est déjà diff icile avec soixante ou quatre-vingts bêtes, il n’est pas rare qu’un éleveur mal conseillé double son cheptel, jusqu’à ne plus pouvoir faire face. En élevage extensif, il est traditionnellement admis que le nombre d’animaux soit d’environ une Unité de Gros Bétail (UGB2) par hectare. Mais, sur le terrain cela devient rare… Avec 200 bovins pour cinquante hectares, situation fréquente, il faut de l’argent disponible afin de faire face aux achats d’aliment, de foin, de paille, lesquels peuvent même manquer, comme en 2020. En cas de forte surcharge, un éleveur doit aussi savoir « décapitaliser », c’est-à-dire réduire le cheptel pour « rentrer » l’aliment et assurer les soins prophylactiques, quitte à vendre certains animaux à la baisse. Beaucoup ne s’y résolvent pas et mettent dès lors un pied dans une spirale de non-vente et de défaut de soins, avec des animaux amaigris voire cachectiques3, jusqu’à se trouver dans une situation économique et sanitaire inextricable. La dernière catégorie d’éleveurs que rencontre l’OABA, plus rare, concerne ceux qui sont défavorablement connus des services de la DDPP4. On y relève des cas de cruauté, par exemple l’enfermement d’un cheval indocile dans un box sans nourriture et sans eau, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Restent enfin les cas d’abandon : bovins non maîtrisés, caprins que l’on ne peut plus rattraper et dont on ne se soucie que s’ils sont causes d’accidents.

« Marche ou crève » ?

Les troupeaux laitiers sont, quant à eux, moins touchés par ces phénomènes, car le système de contrôle de la qualité du lait et les exigences de productivité imposent aux éleveurs un suivi draconien. Tous les animaux sont donc munis d’une carte verte5 et, si des problèmes économiques surviennent, il y a le plus souvent un redressement judiciaire et une vente aux enchères, mais pas de troupeau en déshérence.

Pour nombre d’éleveurs, en revanche, le coût des soins vétérinaires peut représenter une charge difficile à assumer : pour un veau d’une valeur de 120 euros, affecté par une maladie, l’éleveur, s’il n’est pas sûr que l’animal survivra, peut être tenté d’épargner le prix d’une consultation vétérinaire (elle peut atteindre de quatre-vingts euros) et essayer de le soigner lui-même. De même, dans les troupeaux d’ovins ou de caprins, il arrive que certaines fractures ne soient pas soignées : « C’est marche ou crève », constate Frédéric Freund. Quoi qu’il en soit, c’est bien la rationalité économique qui détermine les destins liés du bien-être des éleveurs et de celui de leurs animaux. Et si les tribunaux ont longtemps été plutôt cléments face à des cas de maltraitance, il est probable que les magistrats le soient moins avec la jeune génération d’éleveurs, mieux formée et instruite sur la question animale.

Agir avant le point de non-retour

Dès lors, l’OABA relève que les animaux concernés par les sauvetages sont moins le fait de comportements déviants, de cas sociaux ou pathologiques, que de difficultés d’ordre professionnel, avérées et courantes mais qui se sont aggravées jusqu’à atteindre un point de non-retour. C’est pour rompre l’isolement de ces éleveurs, et tenter de faire agir les organisations agricoles avant qu’ils ne plongent, que l’OABA a obtenu en 2018 la création de cellules départementales opérationnelles, chargées de « monitorer » les exploitations en difficulté. Cinquante cellules ont déjà été créées et au moins deux d’entre elles fonctionnent très bien – mais sans réels moyens dédiés. Par ailleurs, l’OABA œuvre à soutenir les éleveurs une fois leurs bêtes retirées, en mobilisant la Mutualité sociale agricole, les chambres d’agriculture ou encore les groupements de défense sanitaire6. L’association peut ainsi se féliciter de n’avoir eu à déplorer aucun suicide chez les éleveurs auprès desquels elle est intervenue pour retirer des animaux, certains de ces exploitants étant même parfois soulagés de cette assistance. Selon Frédéric Freund, des outils existent pour monitorer le nombre d’animaux, les notifications, les cotisations, la prophylaxie – ou constater leur absence – et donc poser des diagnostics, alerter et agir avant que les situations ne dégénèrent. C’est pourquoi l’OABA demande qu’une à deux personnes par département soient chargées de suivre les élevages… et les éleveurs. Et de pointer ce paradoxe : alors qu’un éleveur défaillant peut être « hors des clous » sur le plan sanitaire pendant plusieurs années, l’OABA doit, quant à elle, se soumettre à des exigences sanitaires strictes de la part des services de l’État, dès que les animaux sont retirés pour lui être confiés : ils devront subir un temps de quarantaine et des prélèvements, des analyses et un traitement qui resteront à la charge de l’association. L’État prend toutefois timidement conscience du problème. Le Parlement a en effet voté une ligne budgétaire d’un million d’euros consacrée au « soutien aux associations de protection animale et aux refuges » dans le cadre de la loi de finances pour 2023. Et pour cause, en 2021, les services de police et de gendarmerie nationales ont enregistré 12 000 infractions visant des animaux domestiques, apprivoisés ou tenus en captivité, un nombre en augmentation de 30 % par rapport à 20167. En espérant toutefois que l’OABA ne soit pas oubliée cette fois-ci, comme cela fut le cas lors du dispositif d’aides accordées à ces associations en 2021 via le plan de relance…

Une hausse des atteintes envers les animaux domestiques

Le Service Statistique Ministériel de la Sécurité Intérieure (SSMSI) a publié les chiffres des infractions visant les animaux domestiques, apprivoisés ou tenus en captivité, enregistrées par la police et la gendarmerie nationales entre 2016 et 2021. Durant l’année 2021, elles ont enregistré 12 000 infractions, un nombre en augmentation de 30 % par rapport à 2016 (soit 5 % en moyenne par an). Parmi ces infractions, 35 % correspondent à des mauvais traitements, 34 % à des sévices graves, 14 % à des atteintes involontaires à la vie et à l’intégrité de l’animal et 5 % à des abandons. Ces infractions excluent les animaux sauvages en liberté. Elles sont relevées surtout dans les zones rurales, du fait qu’elles intègrent les animaux d’élevage. S’agissant des délits visant les animaux domestiques enregistrés en 2021, un quart des plaignants sont des personnes morales (de type association, par exemple).

À l’inverse, presque la totalité des mis en cause sont des personnes physiques. Il s’agit pour les trois quarts d’hommes et 18 % ont plus de soixante ans (contre 4 % des mis en cause pour l’ensemble des délits). Alors que les chiens et chats sont toujours les principales victimes (respectivement 46 % et 24 %), équidés et bovidés le sont davantage dans les communes de moins de 20 000 habitants. Les animaux sont principalement victimes de violences physiques (38 %), de mauvaises conditions (12 %) et d’abandon (8 %).

  1. Les articles L214-23 du Code rural et 99-1 du Code de procédure pénale encadrent les procédures de retrait, de saisie et de remise à des tiers. L’article R214-17 du Code rural, qui définit et interdit tous mauvais traitements, prévoit en outre l’abattage des animaux malades ou blessés.
  2. Unité de Gros Bétail (UGB) : unité de référence permettant d’agréger le bétail de différentes espèces et de différents âges en utilisant des cœfficients spécifiques établis initialement sur la base des besoins nutritionnels ou alimentaires de chaque type d’animal. L’unité standard utilisée pour le calcul du nombre d’unités de gros bétail (1 UGB) est l’équivalent pâturage d’une vache laitière produisant 3 000 kg de lait par an, sans complément alimentaire concentré.
  3. La cachexie est la perte de masse corporelle telle qu’elle ne peut plus être inversée à l’aide d’une nutrition adaptée.
  4. La Direction Départementale de la Protection des Populations (DDPP) est chargée d’assurer la protection économique et la sécurité du consommateur ainsi que la qualité de son alimentation à tous les stades de la production. Elle veille entre autres à la loyauté des produits et services, au bon état sanitaire des élevages du département ainsi qu’au respect de la protection animale.
  5. En France, tous les bovins, caprins, ovins et porcins doivent être identifiés, tracés par des boucles d’oreilles et sont soumis à une Attestation Sanitaire par Délivrance Anticipée (ASDA) dite « carte verte », voir https://hautsdefrance.chambre-agriculture.fr/ reglementation/identification-animale-ede/
  6. https://www.gdsfrance.org/qui-sommes-nous/ presentation-generale/
  7. Signaler une maltraitance animale est possible directement sur la page d’accueil du site du ministère de l’Intérieur. Voir : https://mobile.interieur.gouv.fr/Interstats/Actualites/Les-atteintesenvers-les-animaux-domestiques-enregistrees-par-la-police-et-lagendarmerie-depuis-2016-Interstats-Analyse-N-51

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